Insultes, bodyshaming, harcèlement, sexisme assumé… Les applis et sites de rencontre mainstream adressés en grande majorité à un public cis et hétéro sont un miroir grossissant des relations amoureuses. Sur ces plateformes, les attitudes misogynes sont légion et exacerbent les inégalités de genre.

On allait faire l’amour et là il me sort qu’il ne pourra jamais avoir d’érection si je ne m’épile pas mieux que ça. Je suis allée m’épiler.” “En me voyant nue pour la première (et dernière) fois, il m’a dit : ‘T’es super jolie, mais t’as quelques kilos en trop. Tu sais bien te mettre en valeur, on ne dirait pas quand on te voit habillée’.”

Ces affreuses réflexions, des hommes se les sont permises dès le premier rendez-vous auprès de femmes rencontrées le plus souvent via des applis de dating. Et elles ne sont qu’un exemple. Elles s’étaleraient très certainement au kilomètre si l’on devait compiler les mauvaises expériences vécues par des femmes inscrites sur Happn, Tinder, OkCupid ou Adopte un mec.

Pourquoi les hommes sont-ils plus enclins à faire ce genre de remarques envers les femmes ? Et surtout, se permettraient-ils de se comporter en tels goujats si ces rencontres avaient eu lieu dans un autre contexte, par exemple par l’intermédiaire d’ami·e·s ou au travail ? Probablement pas. “Les sites provoquent une privatisation de la rencontre, et cela explique leur succès”, explique au Point la sociologue et chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (Ined) Marie Bergström, qui a travaillé sur ces questions dans un essai paru en 2019. “Ces rencontres se déroulent donc en dehors et à l’insu des cercles de sociabilité ordinaires : la rencontre devient une affaire privée et se déroule dans un espace cloisonné”, constate la chercheuse.

Privatisation de la rencontre

Les applis et sites de rencontre créent aussi un espace propice à exprimer et reproduire les inégalités de genre au sein des relations amoureuses hétérosexuelles. Et cela commence souvent dès le premier match, comme l’a analysé l’autrice Judith Duportail, qui a récemment publié Dating Fatigue, Amours et solitudes dans les années (20)20 aux éditions L’Observatoire. En 2019, la journaliste spécialiste des relations amoureuses à l’ère numérique, publie un article dans Le Monde pour raconter l’expérience qu’elle a menée avec le datajournaliste Nicolas Kayser-Bril. Chacun·e a créé un faux profil sur Tinder, mais en inversant son genre. Les résultats, édifiants, démontrent bien à quel point les femmes sont harcelées et insultées par les hommes sur Tinder, application de rencontre la plus fréquentée dans le monde. Les hommes, de leur côté, reçoivent très peu de matchs.

« Sur Tinder, avant même qu’ils s’adressent la parole, un homme et une femme vivent une expérience complètement différente – mais qui, dans les deux cas, sont de nature à abîmer leur estime d’eux-mêmes et à éroder leur image du genre opposé. Ceci dans un contexte où les femmes utilisatrices ont bien plus de chances d’avoir déjà reçu des messages en ligne et d’avoir été harcelées« , analyse Judith Duportail.

Laura, 31 ans, nous raconte un rendez-vous avec un Américain (rencontré la veille sur une appli de rencontre ) pour boire un verre. “J’étais en robe et je suis brune, j’ai un léger duvet sur les cuisses. Une fois assis, le type m’a examinée de la tête au pied avec un regard perçant et m’a dit : ‘Donc, ce qu’on dit sur les Françaises est vrai, vous êtes jolies, mais vous ne vous épilez pas. Tu aurais pu faire un effort pour moi quand même ! Je me suis épilé le pénis, moi !’ J’étais abasourdie“, confie-t-elle.  

Éxacerbation des rôles sexuels  

Ces remarques déplacées ne concernent pas que le physique. La culture générale peut également donner matière à réflexions désobligeantes. “Lors de mon premier rencard avec Fred, il m’a parlé d’un politicien russe. Je ne savais pas qui c’était. Au lieu de m’expliquer gentiment, il m’a immédiatement dit que c’était dingue que je manque de culture à ce point. À partir de là, il a commencé à m’asséner de quizz de culture générale. Il prenait un malin plaisir à m’humilier, parfois même devant ses amis”, se souvient Marie, 32 ans.

Pour la scénariste et reportrice France Ortelli, qui explore le “vertige du choix amoureux” dans son dernier livre Nos cœurs sauvages (éditions Arkhê), ces considérations visant à rabaisser l’autre en s’en prenant à son intellect, à sa culture, sont “de la prise typique de domination”.

Un constat partagé par Marie Bergtröm : “Ce sont très souvent les hommes qui envoient le premier message, animent la conversation, demandent à se voir hors ligne : ils gardent le rôle actif tout au long de la communication. Les femmes sont dans une posture plus attentiste, elles laissent souvent l’homme faire le premier pas, dans le cas contraire, elles sont considérées comme suspectes. Cette stratégie de précaution qu’utilisent les femmes est liée aux rapports de pouvoir inégaux entre les sexes et à la manière dont les femmes doivent se prémunir des hommes qui se font parfois insistants et peinent à accepter un refus”.

Pour inverser la tendance, l’entrepreneuse américaine Whitney Wolfe Herd a quitté Tinder (qu’elle a co-fondée) pour lancer Bumble en décembre 2014. Souvent présentée comme féministe, cette appli propose aux femmes de faire le premier pas en cas de match. Une bonne idée sur le papier… mais malheureusement insuffisante pour éradiquer sexisme et harcèlement, selon de nombreux témoignages d’utilisatrices.    

“Si c’est gratuit, c’est toi le produit”  

L’exacerbation du stéréotype femmes passives/hommes agressifs est encore accentuée par le design des applis de rencontre, comme l’a démontré l’expérience menée par Judith Duportail et Nicolas Kayser-Bril. Le profil masculin créé par Judith n’a généré que peu de matchs et de discussions, tandis que celui de Nicolas (féminin donc), a suscité des dizaines de réactions, insultes comprises. Assailli de messages, le journaliste a d’ailleurs fini par désactiver son compte.

Comme l’explique Marie Bergström, ce biais est bien connu par les créateurs d’appli. Pire, ils en font l’exploitation éhontée en rendant certains de leurs services gratuits pour les femmes afin de les inciter à s’inscrire, tandis qu’ils sont payants pour les hommes. “Par cette organisation, on se situe dans un système d’échanges économico-sexuels classique où, lors d’une rencontre, c’est souvent à l’homme de payer pour la femme, une manière de la récompenser pour s’engager dans une relation intime. La vision économique des concepteurs de sites reprend ce vieux système. L’homme devient le client et l’accès aux femmes, le produit vendu.”  

Sentiment d’impunité  

Si les sites et applis permettent à nombre d’utilisateur·ice·s de dater en dehors de leur cercle social habituel, il peut aussi créer un sentiment d’insécurité chez les femmes. Et du côté des hommes, un sentiment d’impunité : il est bien plus facile de se comporter comme un goujat sous couvert d’anonymat et avec une parfaite inconnue, qui plus est virtuelle. Selon une étude menée par le Pew Research Center en 2013, 42 % des femmes fréquentant une appli de rencontre ont déjà été contactées d’une manière qui les a fait se sentir “mal à l’aise ou harcelées” contre 17 % des utilisateurs masculins. Un sondage réalisé par l’Insitut français Ifop en mai 2021 nous apprend aussi que 70% des femmes seraient confrontés au body shaming et au harcèlement sexiste sur les applis et sites de rencontre (contre 55% d’hommes).

Parfois, les échanges virtuels se déroulent sans encombre. Mais la première rencontre peut ensuite se transformer en un cauchemar de misogynie lourdingue. Voire de harcèlement sexuel, un délit passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Églantine, 32 ans, en a malheureusement fait l’expérience lors de son premier rendez-vous avec Guillaume, rencontré sur Tinder. “On se retrouve dans un bar et le mec enchaîne pinte sur pinte. À la cinquième, il me sort, balbutiant : ‘Tu veux que je te lèche la chatte ?’. J’étais tellement prise de court que j’ai répondu, très posément : ‘Non merci, ça ira’. Il m’a ensuite redemandé la même chose cinq fois. Jusqu’à ce que je m’énerve. Il s’excuse et, deux minutes plus tard : ‘Tu ne veux pas que je dorme chez toi ? ” Je refuse et me lève pour partir, mais il m’agrippe le bras en criant : ‘Allez, sois sympa, héberge-moi !”, se remémore la jeune femme.

Sur les applis, on encourage les utilisateurs à avoir une sexualité débridée et plein de types se disent que tout est permis, analyse France Ortelli. Que la fille est également là pour du cul et qu’il faut y aller franco. Quitte à être lourd ou impoli (…) Il faut savoir jauger le désir de l’autre. Et ça ne peut pas se faire en trois minutes de discussion.”

Cependant, précise-t-elle, ”Un mec qui harcèle sur Tinder l’aurait aussi fait dans un bar. Ça ne change pas la personnalité des gens. Mais via ces sites, un enfoiré peut plus facilement montrer son vrai visage. Il y a un déplacement de la domination masculine vers les réseaux. Ces lieux, pas ou mal contrôlés, sont plus aptes à faire ressortir ce genre de comportements.”  

Et les confinements dans tout ça ?  

Dernier bouleversement de la culture du dating dans le calendrier, et non des moindres : les confinements. Avec la fermeture des restaurants, bars, cinémas et autres lieux de rencontre publics fin 2020-début 2021, beaucoup de premiers rencards se sont déroulés dans l’intimité d’un appartement. Certains hommes donnaient alors leur adresse le plus naturellement du monde, sans songer une seconde à l’inquiétude et au sentiment d’insécurité qu’une femme peut éprouver à l’idée de rencontrer un parfait inconnu dans un espace clos et privé.  

Quand je commençais à parler avec un mec sur Bumble, il y avait une chance sur quatre pour qu’il me propose de venir chez lui dans l’heure. J’arrêtais de répondre, mais il continuait. Il me donnait son adresse, son code… À chaque fois, je vivais cette insistance comme une micro-agression”, témoigne Églantine.

Et même quand l’invitation est bien reçue, l’acceptation peut ensuite être jugée par l’homme qui estime qu’une femme n’a pas à coucher le premier soir. Ou alors carrément donner lieu à un quiproquo.   “Une fois, un date rencontré sur Tinder m’a dit d’emblée : ‘Moi si j’invite une fille et qu’elle vient chez moi direct, je perds tout mon respect pour elle parce que je me dis que si elle fait ça avec moi, elle le fait avec tout le monde’. Et nous, les hommes, on a besoin de se sentir unique et de mettre la fille sur un piédestal, de l’idéaliser. On ne veut pas savoir qu’elle a eu plus d’expériences que nous. Quelques heures plus tard, j’ai dû rester dormir chez lui à cause du couvre-feu et il a fait des pieds et des mains pour qu’on couche ensemble, en m’expliquant qu’avec moi, c’était différent parce qu’on s’était écrit pendant une semaine”, raconte Laura, encore tendue par ce souvenir. “Ce qui m’a le plus choquée dans ce rencard, c’est le double standard : lui a ‘le droit’ d’inviter une fille pour baiser direct, mais si la fille est chaude, ça fait d’elle une pute. J’ai vraiment eu l’impression qu’il recherchait à la fois une vierge et une putain”, nous confie-t-elle.  

Si ces situations traumatisantes ont probablement coupé l’envie à plusieurs de ces femmes de surfer sur ces applis de rencontre, la pandémie a fait exploser le nombre d’utilisateur·trices. D’autant plus que, dès le premier confinement et la fermeture des lieux publics, plusieurs sites comme Tinder, Bumble, Happn, Once ou encore Facebook Dating se sont mis à proposer à leurs adhérent(e)s de faire connaissance par vidéo. Ce qui, là encore, a pu donner lieu à un florilège de nouvelles perles du genre.   “Je parlais à un type depuis plusieurs jours. Ça se passait bien, c’était vraiment bon enfant. Jusqu’à ce qu’il me propose un apéro-visio pour que l’on se voit enfin. J’accepte. À peine cinq minutes se sont écoulées qu’il me propose un jeu d’alcool pour briser la glace. Sa première question au ‘Je n’ai jamais’ était pour me demander si j’avais déjà testé la sodomie et si j’aimais ça. Ça m’a désespérée”, se souvient Laura, amère.  

Comment les géant·e·s de la rencontre en ligne gèrent les multiples cas de harcèlement et propos sexistes dégainés sur leurs plateformes ? En mars dernier, l’application Tinder a annoncé la mise en place d’un système consistant à vérifier les antécédents judiciaires de ses utilisateur·trice·s en se concentrant sur les faits de violences : arrestations, condamnations, ordonnances restrictives, harcèlement et autres crimes violents. Cette mesure appliquée pour l’instant aux États-Unis devrait être étendue à l’ensemble des plateformes de l’entreprise Match, maison mère de Tinder également propriétaire des applications de rencontre PlentyOfFish, OkCupid et Hinge. Mais il faudra encore certainement patienter pour la mise en place de ce service en France.  

En janvier 2020, Tinder, encore, ajoutait une fonction “bouton panique” qui permet de stocker des informations sur un rendez-vous, y compris des données de localisation ainsi que d’alerter les services d’urgence, si le bouton est pressé. De son côté, Bumble a développé un outil pour flouter les “dick pics” non sollicitées et bloquer les profils d’utilisateur·rice·s irrespectueux.   Mais comme le souligne Mymy Haegel, rédactrice en cheffe du site Madmoizelle et autrice du livre lls vécurent heureux, Guide de survie d’une féministe en couple hétéro, paru en avril 2021 aux éditions Hugo Doc : “Même sur les applis engagées, filtrer TOUT le sexisme est quasi impossible. Rien n’empêchera un mec relou d’être relou au moins une fois ; l’essentiel est de pouvoir mettre un terme à la conversation et de prévenir la plateforme pour qu’il ne puisse pas faire la même chose à d’autres femmes.”  

Once, célèbre application française adepte du slow dating assure pour sa part avoir mis en place plusieurs niveaux de sécurité : « Cela peut aller du bannissement automatique à la modération manuelle« , précise au magazine Usbek et Rica Clémentine Lalande, CEO de Once.  

Le problème réside bien là : la modération manuelle, aussi utile et précieuse soit-elle, est par définition humaine et donc imparfaite. Ne serait-il pas plus judicieux (ou du moins plus efficace) de commencer par supprimer systématiquement les profils et interdire l’accès aux utilisateurs qui insultent, harcèlent ou affichent des attitudes misogynes à l’encontre des utilisatrices ?

Par Raphaëlle de Tappie avec Charlotte Arce et Léa Drouelle

SOROCITÉ·E·S
La pandémie a-t-elle modifié votre expérience du dating ?

Juliette, 31 ans

”Avec la pandémie, j’ai été obligée de faire entrer mes dates dans mon intimité bien plus rapidement qu’avant. Pas de resto, peu de sorties, ça signifie peu de lieux neutres, publics et safe pour les premiers rendez-vous. Les couvre-feux, qui obligent à dormir l’un·e chez l’autre même lorsqu’on préfèrerait rentrer dormir dans son lit… Et puis forcément, la question de l’exclusivité se présente bien plus tôt dans la relation avec la peur de faire circuler le virus. La pandémie a rendu mon expérience du dating très manichéenne : être célibataire ou être en couple, sans entre-deux”.

Maria, 38 ans

« Je vois mal comment l’inverse serait possible quand le seul lieu de rendez-vous pendant les mois confinés d’hiver et de pluie, c’est Franprix ! »

Caroline, 27 ans

“Ma vie ‘amoureuse’ n’a pas beaucoup changé avec la pandémie. Les lieux fermés m’ont obligé à m’adapter en recevant directement les gens chez moi, mais ça ne m’a pas plus dérangé que ça. J’ai tenté une fois un rendez-vous « balade dans Paris » mais ça n’a pas été très concluant. C’était à l’époque où le port du masque était encore obligatoire à l’extérieur… Donc pas très propice à la séduction. Une fois, j’ai aussi dû faire un test PCR après un rendez-vous, car le garçon était potentiellement cas contact. Il a eu la décence de me prévenir rapidement, ce que j’ai fortement apprécié”.

Marine, 26 ans

“Ça a cruellement modifié ma vision du dating mais aussi du couple durant la pandémie. J’ai trouvé le livre « Dating Fatigue » de Judith Duportail super intéressant, car il m’a fait réaliser que moi aussi j’étais fatiguée par cette sorte de charge mentale du dating”.

Publié par :sorocité

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